On pouvait s’attendre à ce que la succession des crises intervenues depuis le début des années 2020 provoque un coup d’arrêt dans les échanges globaux. Or, à première vue, il n’en a rien été. Les statistiques attestent que l’interconnexion des économies ne s’est pas démentie. Bien au contraire, les flux de marchandises comme de capitaux ont progressé plus rapidement depuis la pandémie de Covid qu’au cours des cinq années précédentes, respectivement de +8,8% et +6,2% en moyenne annuelle. En parallèle, de nouvelles dimensions de la mondialisation se sont affirmées, avec la croissance des flux de personnes et surtout d’actifs immatériels, notamment les données informatiques (+27%). Les grandes régions du monde restent mutuellement dépendantes : toutes importent au moins 25 % de leur consommation d’une ou plusieurs ressources critiques – énergie, minéraux, céréales, équipements électroniques, propriété intellectuelle... Cette continuité de la mondialisation s’explique aussi par l'inertie des flux commerciaux : depuis 1995, aucun pays n'a vu ses parts de marché d’une catégorie de marchandises varier de plus de 2 points, en rythme annuel.
Pourtant certains indicateurs avancés suggèrent que ce statu quo pourrait être remis en cause. Tout d’abord, la coopération internationale, pierre angulaire de la mondialisation, est fragilisée par les tensions géopolitiques. En témoignent l’envolée des restrictions commerciales, passées de 650 en 2017 à plus de 3 000 en 20232, ou encore la hausse des droits de douane moyens entre les Etats-Unis et la Chine, qui ont été multipliés par 3 à 6 depuis 20173. La coopération mondiale entre les nations a cessé en 2020 de progresser comme elle l’avait fait sur les 8 années précédentes. Depuis, elle semble avoir atteint un plateau, et cette moindre capacité à résoudre les conflits pourrait avoir une incidence sur la croissance à venir des flux. Ensuite, les récentes annonces d'investissements internationaux pourraient préfigurer des évolutions dans les échanges commerciaux à venir. En effet, les flux d’investissements directs étrangers se sont réorientés entre 2022 et 2023, avec une réduction de 67 % en Chine et de 98 % en Russie, et un doublement à destination des pays de l’ASEAN, par rapport à la moyenne de 2015 à 2019.
De fait, des reconfigurations sont déjà à l’œuvre lorsqu’on analyse plus finement les flux entre certaines géographies. A la logique d’intégration progressive des marchés globaux que nous avons connue depuis 40 ans pourrait succéder un mouvement de mondialisation « à géométrie variable ». En effet, plusieurs grands blocs économiques ont commencé à reconfigurer leurs échanges en opérant des rapprochements géopolitiques ou géographiques.
Les États-Unis tendent à se détourner de la Chine pour accroître leurs échanges de marchandises avec des pays soit géographiquement voisins comme le Mexique – devenu leur premier partenaire commercial – , soit plus proches géopolitiquement comme le Vietnam. Ils sont parmi les seules grandes économies à avoir adopté des approches relevant du nearshoring, en s’approvisionnant plus près de leurs frontières. Ils ont ainsi réduit de 3% la distance géographique moyenne de leurs échanges. En parallèle, ils ont diversifié leurs sources d’approvisionnement, si bien que la concentration de leurs importations a reculé de 18 % entre 2017 et 2023.
Par voie de conséquence, la Chine a dû réorienter ses échanges vers les pays émergents de l’ASEAN, du Moyen-Orient ou d’Amérique latine. Elle n’a que peu réduit la distance géopolitique moyenne de ses échanges et a surtout augmenté de 6% leur distance géographique, étendant ainsi la maille de son commerce extérieur vers des destinations lointaines.
Par contraste, l'Europe et la France ont peu ajusté leur modèle d’échanges commerciaux et sont restées comparativement très ouvertes. Le taux d'ouverture de l’économie de l’UE atteint 40 % hors échanges intra-européens (et 106 % en les intégrant), surpassant la Chine (38 %) et les États-Unis (27 %). De plus, ce degré d’interconnexion a augmenté de 14 points de pourcentage depuis 2019, comparé à une hausse de 2 points en Chine et une baisse d'1 point aux États-Unis. Avec un taux d’ouverture de 73 %, la France contribue largement à cette inclusion dans des chaînes de valeur mondiales.
Contrairement à la France, qui a vu le déficit de sa balance commerciale se creuser depuis 2007, l’Europe est exportatrice nette mais dépend de ses partenaires extérieurs pour ses ressources, puisque l’Europe importe plus de la moitié de sa consommation d’énergie et de minéraux. Si les importations de gaz naturel, pétrole et minéraux depuis la Russie ont chuté de 80 % entre début 2022 et fin 2023, ce retrait s’est accompagné d’un développement des importations en provenance des États-Unis (en particulier pour la France), et d’Europe centrale et orientale ou encore d’Asie (en particulier pour l’Allemagne). De surcroît, l’Europe reste en retrait des grandes chaînes de valeur technologiques : semi-conducteurs, batteries, numérique, ou biotechnologies, par exemple. Une telle situation constitue une vulnérabilité, tant ces technologies irriguent de manière croissante des secteurs où l’Europe avait acquis des positions de force (automobile, aéronautique, industrie pharmaceutique…). Des plans d’investissement publics, à l’échelle européenne ou nationale, tentent d’y remédier – mais dans un contexte où les autres grandes régions soutiennent également avec vigueur leurs industries stratégiques.
Ces nouvelles dynamiques dessinent un cadre incertain pour les multinationales, qui sont à la fois acteurs majeurs de la mondialisation et tributaires des tensions entre États. Les considérations géopolitiques sont ainsi entrées de plain-pied dans le champ de réflexion et de décision des chefs d’entreprise. L’instabilité géopolitique se place, de très loin, en tête des facteurs de risques à 12 mois cités par les 1 000 dirigeants que nous interrogeons régulièrement. En deuxième position figure l’incertitude des nombreuses échéances électorales de 2024 : pas moins de 60 pays abritant 4 milliards d’habitants, soit la moitié environ de la population mondiale, organiseront un scrutin national cette année.
Les secteurs économiques affichent des sensibilités et des enjeux différents face aux bouleversements mondiaux. Le secteur du fret et de la logistique, par exemple, a vu ses coûts augmenter de 15 % en raison des tensions commerciales et des perturbations des chaînes d'approvisionnement. Le conflit en Mer Rouge, depuis décembre 2023, est emblématique : déviation des routes maritimes, retards, complexités, et renchérissement. Dans les secteurs de la consommation, l'accent porte sur la diversification des sources d'approvisionnement en vue de réduire les risques de ruptures, sur la proximité entre production et marchés, ainsi que sur les modèles d’économie circulaire. Les services financiers gagneraient à concentrer leurs efforts sur la cybersécurité et la gestion des risques, tout en développant leurs capacités de trade finance pour soutenir les échanges commerciaux des autres secteurs. Quant aux entreprises d’aérospatial et défense, elles sont directement confrontées aux problématiques de souveraineté technologique et à la volatilité de la demande internationale, même sur des marchés en forte croissance.
Les grandes entreprises devront toutes s’adapter à un contexte où l’avantage comparatif ne découle plus seulement de la qualité, des coûts et de l’efficacité, mais également de la gestion avisée d’un portefeuille d’options géographiques et géopolitiques. Ce qui exigera à la fois des processus et des systèmes adaptés, mais aussi le renforcement de compétences géostratégiques indispensables pour naviguer dans un monde plus fragmenté et plus instable.