L’application de voyage Hopper a été créée en 2007, et l’essentiel de ses revenus initiaux provenait de la vente de billets d’avion. Un peu plus d’une décennie après son lancement, l’entreprise a développé une technologie financière de voyage pour mettre au point des produits financiers basés sur des algorithmes, lesquels offrent le gel des prix ou encore l’assurance annulation. Depuis, Hopper a élargi ces offres tout en les mettant à la disposition d’autres agences de voyage en tant que services B2B.
« En lançant Hopper, nous pensions que ce serait très cool si nous pouvions devenir une entreprise d’un milliard de dollars », se souvient le cofondateur et PDG Frédéric Lalonde. « Aujourd’hui, nous sommes une entreprise de 10 milliards de dollars. » Frédéric Lalonde ajoute que Hopper, qui a été lancé à Montréal, mais opère entièrement à distance depuis 2020, emploie plus de 2 000 personnes et a mobilisé plus de 600 millions de dollars en capitaux privés.
Dans cet épisode de Travel Disruptors, Frédéric Lalonde s’est entretenu avec Jean-Philippe De Montigny, de McKinsey, pour parler de la psychologie des clients, de la puissance de la ludification et du commerce social, mais aussi des compromis à faire en ciblant les jeunes voyageurs. Voici une transcription éditée de leur conversation.
McKinsey: En 2019, Hopper a commencé à créer une gamme exclusive de produits de technologie financière de voyage. Pouvez-vous nous expliquer les origines de cette stratégie?
Frederic Lalonde: Nous avons lancé des produits de technologie financière de voyage par nécessité. En 2019, nous étions encore une application de voyage axée sur la prévision des tarifs aériens. Nous tentions de répondre aux besoins d’une génération plus jeune. Cela dit, nous avions du mal à faire de l’argent. Nous avions près de 20 millions d’utilisateurs, mais nous devions trouver des moyens d’augmenter la rentabilité de l’entreprise.
Beaucoup de nos concurrents misaient sur les frais punitifs. Ils majoraient les frais de bagage ou facturaient aux clients les voyages annulés. Nous y avons vu un moyen qui pourrait profiter à la fois aux clients et aux compagnies aériennes, tout en permettant à Hopper de croître. Nous avons donc utilisé notre expertise en matière de prévision des tarifs aériens pour créer une gamme de produits financiers et de protection, comme le gel des prix des billets ou le remboursement même si le billet acheté n’était pas remboursable.
Nous avons pris cette décision, car nous avions besoin d’argent. Mais c’est rapidement devenu un élément central de notre proposition de valeur. D’ailleurs, beaucoup de nos clients viennent maintenant vers nous, et reviennent, en raison de ces produits financiers.
McKinsey: Pouvez-vous nous dire pourquoi ces produits financiers séduisent les clients?
Frederic Lalonde: La psychologie des clients autour de ces produits est fascinante. De notre point de vue, tout ce que nous faisons, c’est faire un pari. Nous utilisons un algorithme pour déterminer, par exemple, à quel niveau nous pouvons geler le prix d’un billet. Si certains prix gelés augmentent, cela signifie que nous perdons ces paris et que les clients en bénéficient, mais ce n’est pas grave, car nous avions calculé notre ratio global gain/perte.
Cela dit, les clients ne le voient pas de cette façon. Ils ne pensent pas qu’ils font un pari contre nous, comme ils le feraient dans un casino. Ils essaient simplement de réduire leur sentiment l’anxiété. Nous avons constaté que la compréhension du besoin psychologique est la clé pour vendre ces produits. Alors plutôt que de leur expliquer la notion de pari, nous l’intégrons simplement à leur flux d’achat naturel. Nous décrivons le processus comme le paiement d’un prix plus élevé pour assurer la flexibilité et réduire l’anxiété.
McKinsey: Certains de vos produits financiers sont également proposés par d’autres acteurs. En quoi les produits Hopper sont-ils uniques?
Frederic Lalonde: D’autres entreprises se sont lancées dans cette activité. Par exemple, les compagnies aériennes permettent maintenant de bloquer le tarif pendant quelques heures ou quelques jours. Certains portails de voyage permettent de se faire rembourser.
Mais nous proposons nos principaux produits de technologie financière - comme l’annulation quel que soit le motif - à la fois pour les hôtels et les vols, tout en permettant aux clients de geler les prix des voitures, des hôtels et des vols. La généralisation de ces offres à toutes les composantes du portefeuille de voyage n’avait jamais été réellement proposée.
Autre chose qui nous rend uniques : la grande échelle. Près de la moitié de nos clients joignent un produit financier à une transaction. En moyenne, ils achètent un produit financier et demi. Il y a donc une popularité indéniable ici. Cela fait partie de ce que nos clients attendent de nous.
Le dernier élément qui nous distingue est notre capacité de fixation de prix. Lancer un produit qui gèle un prix est relativement facile à faire si l’on est prêt à perdre des millions de dollars par jour. Ce qui est difficile, c’est de le faire de manière rentable, et à un prix que le client acceptera effectivement de payer. Nous pouvons le faire parce que nous avons un énorme stock de données que nous utilisons aux fins de tarification prédictive.
McKinsey: Hopper est également connu pour intégrer le commerce social et la ludification dans son application de voyage. Pouvez-vous nous donner des exemples de vos stratégies?
Frederic Lalonde: Nous sommes avant tout une application, c’est pourquoi nous puisons une grande partie de notre inspiration de l’Est. Des entreprises comme Meituan, Pinduoduo et Alibaba ont développé un modèle commercial basé sur un mélange de produits sociaux, de services financiers et de commerce social.
Le principe fondamental du commerce social consiste à récompenser vos clients pour leur engagement. S’ils font activement la promotion de votre marque ou d’une transaction éventuelle, jouent à un jeu ou font simplement défiler votre application, vous baissez le prix de leur consommation. Cette approche axée sur le commerce social a été un moteur de la croissance de Hopper en tant que marque, et ce, depuis la fin de la pandémie.
Pour parler simplement de commerce social, prenons l’exemple d’une séquence. Si vous n’avez jamais utilisé notre application auparavant, nous vous offrons un crédit de 20 $ rien que pour votre visite. Cela donne une raison de réserver sur Hopper au lieu de le faire sur le site Web que vous utilisiez avant. Et si vous continuez à venir voir tous les jours, nous vous permettrons de gagner 10 $, 20 $ ou jusqu’à 40 $ supplémentaires. À ce stade, vous aurez 60 $ de crédit juste pour votre engagement. Alors délaisser notre application pour réserver directement sur un autre site Web vous coûtera une somme réelle.
Nous avons eu des chiffres énormes grâce à cette démarche. Environ 700 000 personnes ont terminé une séquence et gagné entre 10 $ et 20 $ en crédit. Et ils sont dix fois plus susceptibles de réserver chez nous s’ils entament ce processus. Bon nombre d’entreprises commerciales paieront de l’argent aux réseaux sociaux pour se promouvoir et acquérir des clients, mais nous pensons qu’il est préférable que nous redonnions cet argent directement aux clients pour qu’ils passent à l’action.
Le groupe démographique plus jeune et axé sur le cellulaire que nous ciblons nous permet d’exécuter ce genre de stratégies. Lorsque les clients sont sur leur cellulaire, ils ont beaucoup de micromoments de temps libre - ils attendent leur café ou autre chose - alors nous leur donnons une raison de s’engager pendant ces moments. Ce type de modèle d’engagement est très courant en Chine ou en Asie du Sud-Est, mais il est beaucoup moins courant en Occident. Alors nous en avons fait une proposition de valeur unique pour Hopper.
McKinsey: Y a-t-il des compromis à faire en ciblant des clients plus jeunes qui pourraient ne pas avoir autant de revenus discrétionnaires que les voyageurs plus âgés?
Frederic Lalonde: Hopper cible résolument un public plus jeune. Environ 70 % de nos clients font partie de la génération Z ou de la tranche plus jeune de la génération Y. Cela demande des compromis, car les voyages coûtent souvent cher - il ne s’agit pas d’acheter une paire de chaussures ou des piles double-A. Nous concevons nos produits de technologie financière pour aider les jeunes clients à avoir accès aux mêmes expériences de voyage que leurs parents pourraient avoir.
Nous faisons face à divers problèmes liés à l’âge. Par exemple, les sociétés de location de voitures facturent des frais punitifs aux moins de 25 ans. Nous avons négocié avec un grand nombre de nos partenaires de location de voitures pour supprimer ces frais de jeune conducteur. Nous pouvons le faire, car nous avons une base de client suffisamment grande.
Et que se passe-t-il lorsque ces clients prennent de l’âge? Ils achètent des billets et des chambres d’hôtel plus cher. À ce moment-là, nous espérons qu’ils nous auront déjà adoptés comme leur principale marque de voyage.
McKinsey: Hopper Cloud propose les produits de technologie financière de Hopper à d’autres agences de voyage. Quel était le raisonnement sous-jacent au passage au B2B?
Frederic Lalonde: Nous avons constaté que les produits financiers que nous proposons sur Hopper ne généraient pas seulement des revenus pour nous, mais débloquaient également de nouvelles dépenses clients. En Amérique du Nord, lorsque des clients viennent chez Hopper pour effectuer les mêmes achats de voyage qu’ils peuvent effectuer ailleurs, ils dépensent en moyenne 40 $ en plus par réservation. Ils le font pour avoir de la flexibilité, de la protection et des options.
Nous nous sommes rendu compte que si nous étions en mesure d’offrir nos produits financiers à d’autres entreprises, qu’il s’agisse d’une compagnie aérienne, d’un hôtel ou même d’un concurrent, cela pourrait générer 400 à 600 milliards de dollars supplémentaires de dépenses de voyage actuellement non réalisées. C’est de l’argent frais qui entre dans l’écosystème.
C’est pourquoi en 2021, nous avons lancé Hopper Cloud, que nous appelons « le risque comme service. » Il propose nos produits financiers à des partenaires et offre à l’utilisateur final la flexibilité et la possibilité de se faire rembourser. Je dis parfois en plaisantant que nous monétisons l’anxiété.
Beaucoup d’entreprises se sont tournées vers nous pour Hopper Cloud, car obtenir de nouveaux clients à un score de promoteur net élevé est synonyme de fidélité accrue, de meilleure conversion, mais aussi de nouveaux revenus. Or aujourd’hui comme le secteur du voyage d’affaires est toujours mal en point, presque tout le monde recherche de nouvelles sources de revenus. Il y a deux ans, Hopper Cloud était une activité à zéro dollar, mais elle génère désormais 50 % de nos revenus mondiaux. Son taux de croissance est à trois grands chiffres.
McKinsey: Quel a été le plus grand enseignement que vous avez tiré au cours de votre parcours chez Hopper?
Frederic Lalonde: Il y a une citation un peu ringarde que l’on entend dans les salles des conseils d’administration : « Je vais là où la rondelle se trouvera. » Hopper a commencé à réussir en tant qu’entreprise au moment où nous avons commencé à construire pour l’avenir, pas pour l’état actuel des choses.
Le meilleur exemple que je puisse vous donner est qu’en 2014, nous avons lancé une application uniquement mobile alors que 90 % du commerce des voyages en Amérique du Nord se déroulait sur des ordinateurs de bureau. Cela semblait insensé de mettre toutes nos ressources dans le cellulaire, qui était encore un canal mineur. Mais j’avais travaillé en Inde, où des téléphones cellulaires bon marché avaient fait leur apparition, et j’avais constaté qu’en quelques trimestres, la part du cellulaire dans le commerce indien des voyages était passée d’environ 10 % à environ 75 %.
Vous n’avez pas besoin d’avoir 100 ans d’avance sur votre temps pour créer un avantage. Vous avez juste besoin d’être suffisamment en avance pour comprendre où va la prochaine génération. Aujourd’hui, nous comptons 100 millions d’utilisateurs mobiles grâce aux décisions que nous avons prises en 2014.