Avec une croissance supérieure à 1,1 %1 au premier semestre 2020, l’industrie agroalimentaire (IAA2) française a fait preuve de robustesse lors de la première vague de la crise sanitaire, économique et sociale générée par la pandémie de Covid-19. Secteur qualifié de "prioritaire" par les pouvoirs publics et en première ligne durant la crise, l’IAA a dû s’adapter à un cadre sanitaire strict et assurer la sécurité de ses salariés, tout en maintenant la production et l’approvisionnement de ses produits malgré la pandémie.
S’il est pour l’heure impossible d’évaluer avec précision l’impact du Covid-19 sur le marché à long terme, il semble que les tendances soient très contrastées entre les divers secteurs qui composent l’IAA. D’un côté, l’industrie laitière, notamment, affiche des résultats très solides.
A l’autre extrémité du spectre, les activités vinicoles, qui ont joué ces dernières années un rôle de locomotive pour le secteur, souffrent d’une brutale chute de leurs ventes liée aux fermetures imposées aux acteurs de l’hôtellerie-restauration. Quels qu’aient été les impacts sur leur chiffre d’affaires, toutes les entreprises ont été confrontées aux mêmes enjeux : des exigences nouvelles en termes de résilience de l’ensemble de la chaîne de valeur, de flexibilité accrue de l’outil de production, ainsi que de sécurisation des approvisionnements et de la distribution. Dans le même temps, des impératifs inédits en matière de sûreté sanitaire des collaborateurs et des consommateurs se sont imposés, mais aussi des bouleversements fondamentaux dans les habitudes comme dans les attentes des clients. Ainsi, ceux-ci se tournent désormais davantage vers une production plus locale et durable, attendent des acteurs de la filière une plus grande transparence en termes de production et de composition des produits, et prennent de plus en plus en compte dans leur choix de consommation les engagements pris par les entreprises.
Tout cela dans un contexte marqué par de forts enjeux, aussi bien réglementaires qu’opérationnels, tarifaires, et surtout environnementaux. L’ensemble de ces ruptures majeures projettent plus que jamais sur le devant de la scène toutes les dimensions de l’excellence opérationnelle mises en oeuvre pour y répondre, tandis que les besoins en matière de reconstitution des liquidités et d’investissements confèrent une acuité plus forte à l’impératif de rentabilité dans le secteur.
Sur ces sujets, l’agroalimentaire a longtemps figuré parmi les fleurons de l’économie française. En 2005, les entreprises du secteur totalisaient 18 % des emplois industriels de l’Hexagone et affichaient un excédent de leur balance commerciale de 6,2 milliards d’euros. Portée par certaines denrées emblématiques tels que les vins et spiritueux, la France se distinguait alors par son statut de premier exportateur mondial du secteur.
Un net infléchissement s’est néanmoins produit au cours des 15 dernières années. Les acteurs du secteur ont été confrontés à des mutations profondes et durables, matérialisées par l’essor des technologies numériques, une série de réformes réglementaires et une évolution effrénée des modes de consommation. Des attentes plus fortes en matière de traçabilité – capacité de retracer le cheminement d’une denrée alimentaire tout au long de sa chaîne de production et de distribution – ainsi qu’une demande accrue pour les produits biologiques ou porteurs de labels de qualité (AOC, IGP, STG), contribuent à redessiner les contours de l’agroalimentaire en France. Sans oublier les hausses de coûts qui grèvent la rentabilité des acteurs de l’IAA : hausse des prix des matières premières, des coûts de transport, de maintenance ou des équipements de protection.
Déjà à l’œuvre depuis plusieurs années, ces différentes tendances de fond devraient s’intensifier sous les effets de la crise, et ainsi accentuer la dégradation progressive de la compétitivité de l’IAA française vis-à-vis de ses concurrents européens (voir Figure 2, page 9) et plus largement affaiblir sa performance économique au regard des autres secteurs industriels en France. Ainsi, si nous prenons l’exemple des coûts, ceux-ci ont, depuis le début de la crise, augmenté en moyenne de 9 %3 dans un secteur qui, en parallèle, est impacté par des négociations commerciales agressives, ou "guerre des prix", générant un effet ciseau entre coût et prix de vente.
A l’aune de ces nouveaux enjeux, il apparait opportun pour les acteurs de l’IAA française d’engager des programmes de transformation opérationnelle ambitieux pour améliorer sensiblement leur rentabilité, leur agilité et leur résilience, tout en répondant aux enjeux environnementaux massifs du secteur, ainsi qu’aux impératifs de qualité, de transparence et de traçabilité qui ressortent de l’ensemble des études consommateurs que nous avons menées ces derniers mois. Selon nos estimations, un potentiel de création de valeur de plus de 10 milliards d’euros peut être concrétisé par la filière agroalimentaire française si elle améliore sa performance sur ces dimensions cruciales. En parallèle, la transition écologique, avec une ambition de neutralité carbone à horizon 2050, bien que difficile à chiffrer, est un enjeu à prendre en compte dans les projets de transformation, car elle est susceptible de s’inscrire parmi les leviers de performance du secteur.
Un effet de "décrochage" de la performance
Depuis l’après-guerre, la France a acquis et consolidé un statut de nation à la pointe de l’innovation et de la productivité dans le paysage industriel agroalimentaire. Si celle-ci reste une référence à l’échelle mondiale, sa situation s’est néanmoins ternie au cours des quinze dernières années. L’année 2005 marque incontestablement un tournant pour le secteur en France, qui voit depuis lors se creuser un écart avec d’autres industries françaises comme avec ses homologues européens sur plusieurs composantes majeures de sa performance, mais aussi de sa modernisation et de sa santé future.
Une érosion historique engagée depuis 15 ans
La dégradation de la performance économique de la filière agroalimentaire française s’illustre par une chute de sa rentabilité entre 2005 et 2019 (Figure 1). Partant d’une base 100 en 2005, sa marge moyenne d’EBIT a chuté aujourd’hui à 85. Un tel phénomène est d’autant plus frappant qu’il se distingue très nettement de l’évolution observable dans l’industrie manufacturière française. Sur la même période, cette dernière est parvenue à faire sensiblement progresser son taux de marge (+ 10 pts en 2019 par rapport à 2005) pour atteindre aujourd’hui un niveau de rentabilité supérieur de 25 points à celui de l’IAA. La divergence des courbes entre les deux secteurs est ainsi saisissante. Après avoir chuté pendant 8 années consécutives et plus rudement que l’industrie manufacturière, le taux de marge de l’IAA française avait amorcé un rebond marqué à partir de 2012, mais un net coup d’arrêt s’est produit en 2015 suivi d’une forte dégradation et d’une quasi-stabilisation depuis 2016. Un tel différentiel dans les profils de rentabilité moyenne peut s’expliquer par plusieurs facteurs principaux : pression réglementaire, faible consolidation du secteur, inflation des prix des produits de base et, surtout, guerre des prix. Tout d’abord, les contraintes réglementaires françaises et européennes pesant sur le secteur ont pu affecter sa productivité : traçabilité, normes de sécurité, étiquetages, emballages et taxe plastique, sécurité des aliments, normes encadrant la publicité à destination de certaines cibles… Ensuite, les législations se sont multipliées ces dernières années, avec un impact sur les investissements et in fine sur les marges. Également, on observe un effet de masse sous-critique des entreprises de l’IAA, avec un secteur qui reste très fragmenté par rapport à d’autres industries, car composé de nombreuses petites et moyennes entreprises pouvant souffrir d’une faible rentabilité et qui ont été tout particulièrement impactées par la crise. Ainsi, 70 % à 80 % des PME-TPE ont déclaré une baisse de leur chiffre d’affaires pendant le premier confinement4. Par ailleurs, l’inflation historique des prix des produits de base en 2020 (et notamment soja, blé, sucre et huile)5 a accentué la pression sur l’efficience opérationnelle, une tendance qui pourrait perdurer en 2021 et 2022. Enfin, la déflation observée des produits agroalimentaires, marquée par une très forte pression de la part de la grande distribution challengeant la marge d’entrée des acteurs, conjuguée à une augmentation continue des coûts, a impacté les marges de l’IAA ces dernières années, tandis que la chute des prix du pétrole contribuait au redressement des taux de marge de l’industrie manufacturière.
Si la rentabilité comparée du secteur en France se révèle défavorable au regard de celle d’autres industries du pays, elle l’est également lorsqu’on la rapporte à la performance de ses concurrents européens (Figure 2). De la même manière, on constate des dynamiques presque opposées. Sur la période 2005-2019, le taux de marge des industriels agroalimentaires en France recule de 15 points, alors que celui des acteurs du secteur dans le reste de l’Europe s’inscrit en légère progression (+ 2 pts). Là encore, les courbes sont fortement contrastées depuis 2008, date à laquelle les marges ont continué à se dégrader en France alors qu’elles redressaient en Europe.
En particulier, on relève qu’après après avoir entamé un rebond très marqué en 2012, jusqu’à effectuer un quasi-rattrapage avec ses homologues, l’IAA française a vu l’écart se creuser très nettement à partir de 2015, son élan se brisant brusquement tandis que ses concurrents européens poursuivaient l’amélioration de leur rentabilité. Outre les aspects de fiscalité et d’intensité concurrentielle, l’inflation spectaculaire des matières premières et la pression sur les prix exercée par la grande distribution, sont en partie à l'origine de cette évolution. Parmi les autres facteurs illustratifs, figurent la fragmentation du secteur, plus importante en France qu'en Europe ainsi que la taille relativement plus petite des entreprises. Compte tenu de ces évolutions comparées, c’est donc la compétitivité du secteur qui s’est dégradée sur les 15 dernières années. D’autres indicateurs industriels majeurs viennent corroborer le constat d’une érosion de la performance de l’agroalimentaire en France. C’est le cas de la sécurité au travail : avec un taux de fréquence des accidents du travail6 plus de 2 fois supérieur à celui des industries pharmaceutique, chimique et automobile, l’IAA française sous-performe nettement les autres secteurs en termes de sécurité (Figure 3). Si la tendance est baissière depuis 2014, la filière agroalimentaire n’a cependant pas réussi à combler son retard sur les autres industries.
De même, sur le front de l’investissement, les industriels de l’agroalimentaire en France affichent un niveau constamment inférieur à celui de leurs homologues européens, et ce depuis 2005 (Figure 4). Ce moindre recours aux capex a participé à la contraction du rythme d’industrialisation de la filière agroalimentaire en France, qui a peiné à renouveler son appareil productif et à rester compétitive face à une concurrence internationale qui s’est durcie, dans un contexte de globalisation de l’économie.
Si les taux d’investissement de l’IAA en France et en Europe s’inscrivent en très légère hausse sur la période 2005-2020, l’écart entre les deux zones géographiques ne s’est pour autant pas résorbé. Tant que le différentiel en la matière ne sera pas comblé, les divergences observées sur les indicateurs précités pourraient avoir des difficultés à s’atténuer.
Une équation économique appelée à se contracter
Au vu d’un tel historique, il apparaît urgent pour l’agroalimentaire français de centrer fortement ses efforts et ses ressources sur le redressement de son efficacité opérationnelle. Victime d’un effet de ciseau prix-coût croissant, c’est sur cette dimension qu’elle doit enregistrer des avancées majeures.
En effet, au-delà d'un impératif structurel pour combler le déficit comparé du secteur, le gisement de performance que constituent les opérations va devenir plus déterminant encore dans les mois et les années à venir alors que les effets de long terme de la crise du Covid-19 feront émerger des contraintes et des impératifs nouveaux aussi bien sur le front de la demande que de l’offre. Le "next normal" qui commence à s'esquisser laisse clairement entrevoir l’émergence ou l’accélération brusque d’une série de tendances structurantes ayant pour trait commun de requérir un niveau de performance opérationnelle nettement supérieur de la part des industriels.
Sans prétendre tracer les contours précis de ce que sera le "monde d’après" en matière alimentaire, on peut toutefois tenir pour acquis qu’il imposera aux entreprises du secteur :
- Une production plus digitale, flexible et efficiente s'appuyant sur une accélération de l'industrie 4.0 via le déploiement de pratiques numériques et analytiques avancées. Cela permettrait une plus grande agilité, une amélioration de la performance et une meilleure stabilité de la production. Cette digitalisation de la production favoriserait dans le même temps, grâce à un meilleur contrôle des process, la réduction de la consommation d’énergie, de produits chimiques ou d’eau, ainsi que la maîtrise du gaspillage industriel et de la production de déchets. Dans un tel contexte, les questions de l'attractivité du secteur pour attirer les meilleurs talents et de la montée en compétences du capital humain, notamment en matière de digital, dans la perspective d'une reprise, sont plus que jamais prégnantes. Les acteurs de l’agroalimentaire, au-delà de la réinvention de leurs outils de production, devront à ce titre accompagner leur personnel dans ce virage, en imaginant dès à présent les formations et aménagements de poste nécessaires, en réinventant leur promesse employeur et en identifiant les nouvelles compétences et nouveaux profils susceptibles de répondre à ces enjeux.
- Une supply chain plus résiliente, fondée sur des réseaux logistiques alternatifs et des stratégies d’approvisionnement, de production et de distribution adaptées, connectées et agiles. Celle-ci doit permettre une augmentation des capacités de stockage ainsi qu’une allocation dynamique des volumes tenant compte des prix des matières premières, de la capacité de production, mais aussi de la capacité d’accès aux marchés. Elle doit également être adaptée en tenant compte des impératifs environnementaux et des risques climatiques qui, associés aux évolutions des modes de production (telle qu’une utilisation réduite des intrants) sont source de variabilité accrue. Pour cela, une réflexion autour des nouvelles technologies et nouveaux véhicules, mais également des initiatives de planification intelligente, doit être engagée.
- Une gestion dédiée des capex et des grands projets, pilotée par une cellule indépendante en charge d'optimiser le portefeuille (sélectivité des investissements) et les projets (exécution ancrée sur la valeur).
- Une fonction achats irriguée par les données, pour soutenir les changements de supply chain et optimiser la gestion de trésorerie, en renforçant la coopération avec les différents fournisseurs, et pour apporter de la valeur à la gestion des risques liés aux prix des produits de base.
- Une qualité et une sécurité renforcée notamment grâce au digital. D’une part, la mise en place d’une démarche d’excellence opérationnelle devrait s’accompagner de réflexions en faveur de la santé et de la sécurité au travail, pour tendre non seulement vers l’anticipation des risques via l’aménagement des lieux de travail des salariés, mais aussi vers l’amélioration des pratiques et protocoles de gestion des risques. D’autre part, ce type de démarche permettrait également d'assurer un niveau élevé de transparence et de traçabilité sur l'ensemble de la chaîne de valeur, renforçant ainsi la sécurité alimentaire.
- Une consolidation, pour sortir d’un effet de masse sous-critique des entreprises de l’IAA, avec une augmentation des opérations de fusions-acquisitions et des ajustements de portefeuilles sous la pression des besoins en trésorerie des entreprises.
- Une adaptation aux nouvelles habitudes de consommation marquées par une forte appétence pour les produits locaux, sains, et produits de manière durable. Ainsi, on note un fort engouement pour les produits biologiques ou faisant valoir des labels de qualité (AOC, IGP, STG), pour les produits locaux et pour les circuits courts. Sans oublier que l’IAA doit désormais prendre en compte un essor sans précédent du e-commerce, accentué par la pandémie.
- Une transition environnementale permise par une meilleure excellence opérationnelle, afin de favoriser une réduction du gaspillage, de l’utilisation des matières premières et notamment l’usage de l’eau, la mise en œuvre de chaînes de recyclage, une meilleure consommation énergétique, et la mise en place de compensations carbone pour neutraliser l’impact de ces industries.
A l’heure où de nouveaux impératifs assortis de contraintes plus fortes vont peser sur le secteur, il apparaît urgent de faire porter les efforts des acteurs sur toutes les dimensions de l’excellence opérationnelle. Ce sont elles seules qui vont permettre d'obtenir simultanément des gains sur les aspects coûts et hors-coûts (qualité, sécurité, délais), tout en permettant de dégager des marges de financement et d’investissement plus que jamais nécessaires pour la filière agroalimentaire française.
Le levier opérationnel : un potentiel de +50 % de rentabilité pour le secteur
A horizon 5 ans, l’IAA française pourrait enregistrer à minima 10 milliards d’euros d’EBITDA supplémentaires, soit une progression de 50 % de sa rentabilité. Capturer ce potentiel requerrait d’atteindre des objectifs ambitieux en matière d'excellence opérationnelle.
Dans cette optique, nous avons identifié 7 composantes opérationnelles – sécurité, qualité, productivité, achats, supply chain, capex et impact environnemental – avant de déterminer pour chacune d’entre elles le niveau moyen de maturité de l’industrie ainsi que la dispersion statistique des acteurs (Figure 5). Le modèle développé à cet égard extrapole les résultats obtenus auprès des 50 entreprises les plus importantes de l’IAA en France, qui représentent 79 % du chiffre d’affaires du secteur.
Des gisements de compétitivité à saisir tout au long de la chaîne de valeur
Globalement, un constat s’impose : en dépit de certaines disparités, l’intégralité des composantes opérationnelles bénéficient d’une marge de progression significative. C’est sur la dimension qualité que les entreprises de l’IAA française font preuve de la maturité moyenne la plus avancée, grâce aux efforts des industriels en matière d’optimisation nutritionnelle, d’hygiène et de propriétés organoleptiques. A contrario c’est sur les composantes achats et capex que la filière agroalimentaire française a accumulé le plus de retard et où il existe le potentiel d’amélioration le plus fort.
Activer les leviers pertinents pour tendre vers l’excellence opérationnelle
Trois différents modèles se distinguent lorsque l’on décompose la chaîne de valeur de l’IAA (Figure 6) : les entreprises de production7 (pépinières, semenciers, coopératives de producteurs), celles de transformation (transformateurs industriels et artisanaux) et enfin les entreprises de distribution (grossistes, exportateurs, commerçants, grande distribution). En fonction de leur positionnement sur la chaîne de valeur, les programmes de transformation sur chacune des composantes identifiées préalablement, généreront un plein effet ou un impact seulement partiel.
Ainsi, une progression majeure de la rentabilité pourrait être obtenue en concentrant les efforts sur les modèles de transformation, pour lesquels 6 des 7 composantes bénéficient d’un plein effet. Un tel programme engendrerait une augmentation de 15 à 20 % de la productivité, tandis qu’agir sur la composante supply chain pourrait faire croître l’EBITDA de 3 à 4 %. S’agissant de la composante achats, qui est le poste prépondérant dans la base de coûts de l’entreprise, atteindre un degré de maturité supérieur permettrait de réduire les coûts de 6 à 8 %.
Les effets potentiels de l’amélioration de la performance ont été évalués en fonction d’hypothèses basses et hautes, définies en s’appuyant sur des projets de transformation opérationnelle récemment conduits par McKinsey aux côtés d’industriels de l’agroalimentaire en France et en Europe. Ainsi, on estime que les acteurs de l'IAA française pourraient générer un gain de 10 milliards d'euros minimum en mettant en œuvre ces programmes (Figure 7).
En fonction de la vitesse de capture des gains souhaitée et des nécessaires transformations en découlant à court et moyen termes, il est envisageable que certaines des composantes précitées puissent s’autofinancer. C'est le cas des composantes productivité et achats, qui par ailleurs comptabilisent 8,2 milliards d’euros d’amélioration potentielle de l’EBITDA, soit 80 % du potentiel total. Ainsi, les entreprises auraient tout intérêt à agir en priorité sur ces deux fronts.
Dans un second temps, les premiers résultats positifs générés par ce biais pourraient permettre de financer des transformations de plus grande ampleur sur le long terme (par exemple, en matière de durabilité et de capital humain).
Les 4 catalyseurs de la transformation du secteur
Si nos recherches permettent de quantifier l’ampleur du potentiel que représente la transformation opérationnelle des acteurs de l'IAA française et de définir plus précisément les pans de l’activité où se situent les principaux gisements de valeur à exploiter, quelles sont les conditions à réunir pour concrétiser un tel potentiel ? Chaque approche devra faire l’objet d’un programme spécifique. Toutefois, notre expérience de projets de cette nature, aussi bien dans l’agroalimentaire que dans d’autres industries, démontre que la réussite dépend de quatre catalyseurs fondamentaux.
Toute progression ambitieuse en matière d’excellence opérationnelle, supposera d’opérer dans le même temps une quadruple transformation : culturelle, humaine, digitale et environnementale.
Ancrer une forte culture de la performance au sein de l’entreprise
S’agissant de l’agroalimentaire, le défi est de taille. Ce secteur en France est l’héritier d’une culture très marquée par celle des coopératives (avec 2 300 entreprises coopératives représentant 40 % du chiffre d’affaires du secteur agroalimentaire et 6 acteurs dans le Top 20 européen, la France est le 3ème pays en matière en coopératives agroalimentaires derrière l’Allemagne et le Danemark8), reposant sur un modèle intégré de la matière première à la distribution des produits transformés, et une diversité d'interlocuteurs. Historiquement autant influencée, si ne n’est davantage, par le monde agricole que par les logiques purement industrielles, elle a comparativement moins mis l'accent sur certaines fonctions (planification des ventes et des opérations, analytique avancée) que les autres filières industrielles françaises. Dès lors, il s’agit pour elle d’intégrer ou de renforcer les composantes d’une culture de la performance.
Un tel projet requiert le plein engagement de l’équipe de direction et nécessite avant tout de définir une vision claire et précise des objectifs à atteindre. Une première phase de réflexion, nourrie de dialogues, de travaux en groupes et d’analyse de données, permettra de déterminer les outils de mesure de compétitivité qui serviront à évaluer la performance de l’entreprise.
Une fois ces indicateurs clés fixés, les dirigeants devront prioriser les actions à mettre en œuvre et les présenter lors de réunions régulières, à tous les niveaux de l’entreprise.
Enfin, il conviendra d’utiliser l'analytique avancée pour collecter les données tout au long de l’année afin d’identifier les unités les plus performantes et d’obtenir en temps réel des informations précises sur les progrès réalisés.
Investir fortement sur la dimension humaine
Afin de réussir une transformation opérationnelle dans l’IAA, une attention toute particulière devra être portée à l'humain, aux états d'esprit et aux talents. Le retour d’expérience des entreprises qui ont réussi leurs transformations d’excellence opérationnelles démontre la nécessité de réunir les prérequis suivants :
- L’engagement visible de l’équipe de direction générale. Un alignement du Comex sur les objectifs de la transformation et leur capacité à l’encadrer, par exemple en définissant et validant en amont la vision du projet.
- La mobilisation massive et la construction des compétences des ressources libérées pour la transformation, d'une part, et de l'autre la formation et la montée en compétences de l'ensemble des équipes pour faire vivre sur le long terme la transformation amorcée.
- L’application du principe d’exemplarité. La définition des rôles modèles dans l’organisation qui serviront de porteur culturel pour le reste de l’entreprise et la mise en place de visites en usine du directeur industriel de la branche ou du directeur des opérations une fois par semaine au début de la transformation puis une fois par mois en phase de mise en œuvre, sont essentielles.
- L’appropriation du projet et la responsabilisation. L'alignement des équipes de direction sur le programme défini et la prise de distance par rapport aux missions des équipes opérationnelles. Cela passe par la mise en place de nouveaux modes de collaboration, par exemple en groupes de travail, et par la définition de pilotes par fonction (achats, production, logistique, etc.).
- Le partage et la célébration des avancées obtenues. Une transparence sur les coûts opérationnels et leur gestion fine et précise, ainsi qu’une communication régulière des progrès réalisés via différents canaux, par exemple des réunions du comité de direction, des points d'étapes et de discussion mensuels, des newsletters, etc.
- La sensibilisation des équipes aux questions de santé et de sécurité induites par la transformation opérationnelle, avec la mise en place d’actions de prévention dédiées.
- L’adhésion de l’ensemble des équipes autour de la raison d’être de l’entreprise, au-delà de sa seule performance économique, en dotant l’organisation d’une mission forte, partagée et portée par tous.
Donner un nouvel élan grâce à une nécessaire accélération de la digitalisation
Les tendances sur les 15 dernières années mettent nettement en évidence le vieillissement du parc industriel agroalimentaire français, au regard aussi bien des autres industries que des outils industriels européens. Résultante du moindre investissement dans le secteur en France, la maturité digitale y est comparativement faible.
La modernisation et la numérisation des installations qui feront basculer le secteur vers l’industrie 4.0 correspondent à une urgence absolue, et constituent un défi de taille dans la mesure où le tissu industriel est, comme nous l’avons vu, relativement fragmenté.
Pour beaucoup d’acteurs, il est constitué de multiples petites unités pour faire face à des contraintes de coût de transport et de fraîcheur des matières premières. Un tel état de fait entraîne à la fois une difficulté plus grande à atteindre les effets d’échelle de la modernisation digitale et un moindre accès aux talents nécessaires au déploiement de ces technologies qui tendent à se concentrer dans les grands centres urbains.
Toutefois, de nombreux acteurs ont pu franchir le cap de la digitalisation malgré des contraintes semblables en concentrant les ressources et les efforts sur :
- Une allocation dynamique et optimisée des volumes entre collecte et sites de production grâce à l'analytique avancée, comme déployé chez un acteur européen de la transformation. Les principaux acteurs de l’IAA peuvent par exemple développer des répliques virtuelles de leurs supply chains physiques. En utilisant des algorithmes basés sur l’intelligence artificielle, ces jumeaux numériques permettent d'effectuer des simulations en explorant une multitude de combinaisons et variables afin d’optimiser toutes les étapes de la planification et de l'ordonnancement9.
- Le déploiement de l’automatisation et de la numérisation, tant sur les processus de fabrication pour augmenter les rendements et améliorer leur stabilité, que sur les équipements dans les laboratoires de contrôle qualité, afin de renforcer le niveau de conformité en réduisant les erreurs humaines, en prédisant les écarts de qualité et en suivant les résultats en temps réel.
Inscrire l’impact environnemental au cœur de la transformation
La pandémie a renforcé l’attachement et le soutien des consommateurs aux mesures de développement durable. Ils veulent voir des preuves que les acteurs du secteur agroalimentaire prennent des mesures fortes pour réduire leurs déchets, leur empreinte carbone et leur consommation d’eau. Et ils répondent favorablement aux initiatives menées en faveur de la cause environnementale.
Pour cela, bien qu’elle ne soit pas monétisée, la réinvention des opérations des acteurs de l’IAA se doit d’intégrer, à chaque étape de la chaîne de valeur, une dimension environnementale. Pour l’industrie agroalimentaire, connecter cet agenda opérationnel à un agenda de croissance, fortement lié à la transition environnementale, passe notamment par :
- Un approvisionnement en matières premières durables, en coordination avec la filière amont, en privilégiant des produits issus d’une agriculture raisonnée, locale, favorisant la biodiversité et le respect des communautés, entre autres. Sans oublier la prise en compte des émissions carbone de cette chaîne d’approvisionnement.
- Une production plus respectueuse de l’environnement, via la réduction des émissions de CO2 dans l'ensemble des opérations de fabrication, la réduction de la consommation d’énergie, de produits chimiques ou d’eau, ainsi que la maîtrise du gaspillage industriel et de la production de déchets.
- Une innovation en matière de conditionnement pour limiter l’impact environnemental du packaging : réduction des emballages, recyclabilité…
- Une supply chain repensée, avec une réflexion autour de flottes de véhicules plus propres et d’initiatives de planification optimisée.
Les caractéristiques du secteur, conjuguées à notre expérience en projets de transformation, forgent notre conviction que des progrès majeurs et collectifs sont à la portée des acteurs de l’IAA. Ils devraient leur permettre d'améliorer radicalement leur productivité et leur performance, tout en saisissant l’opportunité de recréer un modèle agile, afin que les solutions mises en œuvre puissent résister à un environnement marqué par de nombreuses incertitudes.
Cette performance doit cependant rimer avec qualité et durabilité, dans un secteur où les attentes des consommateurs ont fortement évolué.
A ce titre, la réinvention des opérations se doit d’intégrer à chaque étape de la chaîne de valeur une dimension sociale, environnementale et de traçabilité, et donc d’améliorer l’excellence environnementale de l’IAA par le biais de l’excellence opérationnelle à chacune de ces étapes.
Forte d'un savoir-faire, notamment en digital et en analytique avancée, porté par des ingénieurs de premier plan, la France dispose de réels atouts pour se positionner en pionnière des pratiques de neutralité carbone dans ses opérations.